Francis POULENC (1899-1963)

Dialogues des Carmelites

 

par Benoit van Langenhove

Opéra en trois actes et douze tableaux.
Texte tiré de la pièce éponyme de Bernanos,
porté à l'opéra avec l'autorisation d'Emmet Lavery,
d'après
la nouvelle Die Letzte am Schafott de Gertrud von Le Fort
et un scénario du R.P. Brückberger et de Philippe Agostini.
Composition : août 1953 - juin 1956

Création : Milan, Teatro alla Scala, le 26 janvier 1957 (en italien) et Paris, le 21 juin 1957 (en français)

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L'oeuvre

La naissance de Dialogues des carmélites passe par Milan. En 1953, le directeur des éditions Ricordi, M. Valcarenghi, propose à Poulenc la commande d'un ballet sur Sainte Marguerite de Cortone pour la Scala. L'histoire de la sainte laisse Poulenc de marbre et il demande à Valcarenghi s'il n'a pas plutôt un livret d'opéra à lui proposer. Et ce dernier lui suggère les Dialogues des carmélites.

L'histoire des carmélites de Compiègne fut d'abord racontée par l'une d'entre elles, Mère Marie de l'Incarnation de Dieu, qui survécut à la terreur et mourut en 1836. La publication de sa Relation aboutit à la béatification des nonnes en 1906. En 1931, leur histoire fut transformée en nouvelle par Gertrud von Le Fort, une femme écrivain allemande convertie au catholicisme, sous le titre de Die letzte am Schafott [La dernière à l'échafaud]. L'héroïne de l'opéra, Blanche de la Force, est une de ses inventions. En 1947, le Père Brückberger, grand résistant français d'origine autrichienne, imagine, avec Philippe Agostini, un scénario cinématographique sur le sujet. Il fait appel à Georges Bernanos pour écrire les dialogues. À travers de l'héroïne, Gertrud von Le Fort s'est livrée (ce n'est pas par hasard qu'elle se nomme Blanche "de la Force"). Bernanos, alors dans la phase terminale d'un cancer, met l'accent sur ses doutes à travers de la crise de foi de la Mère supérieure (Bernanos lui donne précisément son âge, 59 ans) et sur ses obsessions religieuses (le thème de la peur et le thème de la Communion des saints). Le scénario fut jugé inapte pour le cinéma (cela n'a pas empêché Brükberger et Agostini de réaliser le film en 1960 avec Jeanne Moreau, Jean-Louis Barrault, Pierre Brasseur, Madeleine Renaud, Alida Valli et Pascale Audret - VD2573). Mais le texte ne fut pas perdu pour autant, puisqu'il fit sa réapparition sur la scène du Théâtre Hebertot. Cette pièce devient un succès phénoménal. Poulenc lui-même assista à deux représentations de la pièce.

Poulenc s'attelle à la composition à partir d'août 1953. Jusqu'au mois de mars suivant, la partition avance sans heurt. Mais à cette époque des difficultés apparaissent du fait de l'état moral de Poulenc. La version officielle affirmait que la crise grave vécue par Poulenc fut provoquée par des problèmes de négociation de droit de représentation du livret deDialogues des carmélites. Il est certain que ces difficultés minèrent le moral de Poulenc. Mais la véritable raison est à trouver dans la vie sentimentale du compositeur, à savoir son attachement tourmenté pour le jeune Lucien Roubert. Pendant l'été 1954, la crise s'aggrava et Poulenc dut faire un séjour en clinique. Poulenc se remit au travail en 1955 et termina l'orchestration en juin 1956. La création eut lieu le 26 janvier 1957, en italien, à la Scala de Milan. La création française prit place à l'Opéra de Paris le 21 juin 1957 avec la distribution souhaitée par Poulenc, à savoir, Denise Duval dans le rôle de Blanche, Régine Crespin dans le rôle de la seconde prieure et Rita Gorr dans celui de mère Marie.

Dialogues des carmélites de Francis Poulenc apparaît comme un opéra à résonance spirituelle, tel que le théâtre lyrique français nous en a laissé peu d’exemple (on pense au Guercoeur d’Albéric Magnard ou au Saint-François d’Assise d’Olivier Messiaen).


Le sujet véritable des Dialogues des carmélites prend, à travers la musique, de Poulenc toute son acuité : la prieure et Blanche échangent leur mort. La terrible agonie de la première prieure a libéré mystérieusement Blanche, au moment de mourir à son tour, de sa peur viscérale. Mort misérable de la mère supérieure, vaincue par l’incertitude et la panique à l’issue d’une vie exemplaire. Mort héroïque de Blanche qui ira d'elle-même à sa mort, sereinement, alors que rien ne pouvait le laisser prévoir après une existence tout entière dominée par la peur.

L'opéra, comme les œuvres de la maturité, consolident les découvertes musicales et religieuses faites par Poulenc en 1936-1940 quand la mort d'un intime le poussa vers une redécouverte de la foi catholique et vers une nouvelle maturité musicale. Mais à côté de cette nouvelle maîtrise technique et formelle, Poulenc recourt à d'autres techniques "old-fashion". Ainsi, il a écrit : "Il semble que mes carmélites ne peuvent chanter que de la musique tonale". (Un petit rappel historique, au moment où Poulenc se lance dans son opéra, Boulez vient d'achever Le Marteau sans maître et la création est contemporaine du Gesang des Junglinge de Karlheinz Stockhausen).

Dans Dialogues des carmélites, Poulenc se réclame ouvertement le descendant de Monteverdi, de Debussy, de Verdi et de Moussorgski. Il aurait pu aussi y ajouter Stravinsky. La signification du texte de Bernanos mais aussi la sonorité de la langue ont conditionné la composition musicale et demeurent essentielles dans le résultat. La précision de la prosodie du récitatif puisent leur modèle chez L'incoronazione di Poppea de Monteverdi et le Pelléas et Mélisande de Debussy, l'ambiance épique fait écho au Boris Godounov de Moussorgski et au Don Carlos de Verdi. L'orchestration est riche (les bois par trois, quatre cors, tuba, deux harpes, piano, une abondante percussion et … une guillotine) mais reste utilisée avec parcimonie. Les tessitures sont calquées sur la tradition avec prudence : les modèles du grand opéra utilisé par Poulenc sont Amneris pour Mère Marie, Kundry pour la Première prieure, Desdémone pour la Nouvelle prieure, Thaïs pour Blanche et Zerline pour Sœur Constance. D'un syllabisme strict, le débit ne tend vers l'air que dans la tirade de la Nouvelle prieure (Acte III, scène 3) et reste ordinairement proche des intonations parlées. Aussi la forme musicale de chaque scène repose-t-elle entièrement sur le mouvement dramatique et psychologique des dialogues, sous-tendus par une vingtaine de motifs musicaux, souvent de caractère harmonique et confié à l'orchestre au demeurant très discret. À l'instar des leitmotive wagnériens, ces thèmes illustrent un personnage ou un sentiment.

La scène capitale pour la compréhension de l’œuvre est au troisième tableau du premier acte, celle où Blanche et Constance s’interrogent sur le sens profond de la mort.

L’action se déroule à Paris et au couvent des carmélites de Compiègne, au début de la Révolution française. L’héroïne est une jeune aristocrate, Blanche de la Force, venue se réfugier au couvent à la fois par terreur et par besoin de dépassement de soi.

Blanche, novice au couvent, travaille dans une cour en compagnie d’une autre jeune religieuse, Constance de Saint-Denis. Le bavardage insouciant de Constance irrite Blanche qui lui reproche sa bonne humeur alors que la prieure est gravement malade. Constance propose que Blanche et elle-même offrent leur vie pour celle de la prieure, mais Blanche rejette violemment cette idée. Constance lui confie qu’elle croit que toutes les deux vont mourir jeunes et le même jour. C'est certainement la scène la plus claire et la plus fraîche de l'œuvre grâce au personnage de Sœur Constance. Cette jeune religieuse est très séduisante, vocalement aussi, touchante par sa naïveté et sa pureté, encore proche de l'enfance. Poulenc, qui disait être amoureux de son personnage, a tracé son portrait musical, juste après la première réplique de Blanche "On dit que les accapareurs retiennent la farine, et que Paris va manquer de pain…"

L’argument de Dialogues des carmélites est aussi construit sur le contraste entre la communauté des femmes cloîtrées, les carmélites, et les hommes qui s’affrontent à l’extérieur, dans les remous de la Révolution française. Cette opposition apparaît de manière claire dans le tableau 3 de l’acte 2 de l’opéra lorsque le frère de Blanche vient faire ses adieux à sa sœur.

Devant l’ampleur des troubles, le Chevalier de la Force s’apprête à quitter le pays et se rend en secret au couvent pour faire ses adieux à Blanche. La prieure demande à Mère Marie d’assister à l’entretien de Blanche et de son frère. Le chevalier supplie sa sœur de quitter le couvent pour sa sécurité et lui demande de retourner chez son père. Il l’accuse de rester au couvent par peur, ou par peur de la peur. Blanche maintient qu’elle dépend désormais de la volonté de Dieu; elle lui demande de respecter son état de religieuse et le combat qu’elle mène à sa façon. Mais sitôt le chevalier parti, l’assurance de Blanche s’écroule et Mère Marie doit la soutenir pour sortir.

Dialogues des carmélites raconte simultanément l’histoire poignante d’une aventure individuelle et d’un destin collectif : les deux se confondent au dernier tableau, dans une admirable scène où se superposent le chœur de la foule et les voix des religieuses chantant le Salve Regina, voix qui s’éteignent une à une.

Ce qui a contribué au triomphe de la partition, c'est son extraordinaire lisibilité. Le langage de Poulenc est toujours parfaitement clair; les modulations, riches et variées sont immédiatement reconnaissables. Poulenc a fait en sorte que chaque mot du texte soit compris à condition, bien entendu, que les chanteurs sachent articuler…

Considéré dans le contexte général de l'œuvre de Poulenc, Dialogues des carmélites, se situe au confluent de ses deux formes privilégiées, la mélodie et la musique religieuse chorale. Ce second aspect, qui avait inspiré au musicien ses pages les plus profondes, confère à l'opéra un ton de gravité qui n'a guère d'équivalent dans le répertoire ancien et moderne.

Distribution

Le Marquis de la Force
Blanche, sa fille (Soeur Blanche de l'Agonie du Christ)
Le Chevalier, son fils
Madame de Croissy, prieure du Carmel
Madame Lidoine, la nouvelle prieure
Mère Marie de l'Incarnation
Soeur Constance de Saint-Denis
Mère Jeanne
Soeur Mathilde
L'aumônier
Le geôlier
L'officier
Le premier commissaire
Le deuxième commissaire
Thierry, laquais
M. Javelinot, médecin
Première vieille
Deuxième vieille
Un vieux monsieur

À Paris et à Compiègne, entre avril 1789 et juillet 1794.

 

Livret

Acte I
Effrayée par les prémices de la Révolution, Blanche de La Force, issue d'une famille d'aristocrates, décide d'entrer dans un couvent de carmélites, où elle espère vaincre sa peur. Devenue novice, elle assiste aux derniers instants de la prieure qui lui porte beaucoup d'affection et qui, avant de mourir, la recommande à la sous-prieure, Mère Marie de l'Incarnation.

Acte II
Après la nomination de la nouvelle prieure, Mère Marie de Saint Augustin, le chevalier de La Force, frère de Blanche, vient la chercher pour la conduire hors de France, où elle échapperait à la Terreur. Alors qu'elle s'oppose à ce projet, un commissaire arrive pour expulser les nonnes du couvent.

Acte III
Les carmélites font vœu de martyre pour sauver leur ordre. Mais elles sont arrêtées et emmenées à la Bastille. Seule Blanche a pu s'échapper. Le jour de l'exécution, elle assiste à la mort de ses sœurs en religion, puis, fidèle à son serment, elle sort de la foule et suit la dernière des victimes sur l'échafaud.

Discographie

Deux versions sont disponibles en disque compact : la première, dirigée par Pierre Dervaux (1958) reprend la distribution de la création française (référence Médiathèque : EP7308 ou EP7642). On y retrouve la Blanche intense de Denise Duval, la remarquable Régine Crespin et la fabuleuse Rita Gorr dans le rôle de Mère Marie. La seconde version a été enregistrée en 1992 à l'issue d'une production de l'Opéra de Lyon. Kent Nagano y impose une lecture moderne de Poulenc. Sa direction, variée et colorée, évite d'entraîner le spectacle dans le statisme latent de la partition. Catherine Dulosc est superbe dans le rôle de Blanche et on signalera la présence de Rita Gorr dans le rôle de la prieure et de José van Dam dans celui du marquis. (EP7643),

Il existe aussi une version en DVD où l'exceptionnelle direction d'acteur de Marthe Keller (admirablement captée par le réalisateur) souligne toute l'ambiance de claustrophobie qui règne dans le couvent. Anne-Sophie Schmidt est une remarquable Blanche, scéniquement et vocalement. À ses côtés, nous épinglerons les présences de Hedwig Fassbender, Patricia Petitbon, Didier Henry et Laurence Dale (EP7644) .

 

Bibliographie

HELL, Henri, Francis Poulenc, musicien français, Fayard, 1978
MACHART, Renaud, Poulenc, collection Solfège, Le Seuil, 1995
PENESKO, Anne, "Dialogues des armélites" in Dictionnaire des oeuvres de l'art vocal, Bordas, 1991
NICHOLS, Roger, Les Dialogues des carmélites de Francis Poulenc, Virgin Classics, 1992
Dialogues des carmélites, L'Avant-scène Opéra n°52 

Liens

L'Avant-Scène Opéra a consacré son n° 52 aux Dialogues des Carmélites.

La biographie de Francis Poulenc

L'éditeur de Poulenc :

 


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