En guise de conclusions, j'aimerais faire part de quelques
considérations générales à partir
de la table chrono-ethnique, parler de la politique éditoriale
en rapport avec la création féminine et enfin,
présenter les points communs qui rapprochent ces
musiciennes.
Ce tableau, synthétique, est significatif par les
"trous" et les "manques" qu'il révèle.
On constate, par exemple, que sur les 32 pays cités,
sont absents le Moyen et le Proche-Orient, l'Asie du Sud-Est,
l'Afrique du Nord, l'Afrique Noire... On remarque que sur
ces mêmes 32 pays, 25 ne mentionnent de compositrice
qu'à partir du XIXe siècle et/ou
du XXe siècle. Or, s'il est vrai que la
création de certains états intervient historiquement
à une date récente (Tchécoslovaquie,
Israël, pays issus de la décolonisation, etc.)
Il n'est toutefois guère probable qu'aucune femme
n'ait composé de musique en Chine, aux Indes, au
Japon avant le XXe siècle, et qu'il n'y en ait eu
aucune non plus en Grèce ou en Égypte entre
l'Antiquité et nos jours.
En fait, plus on s'éloigne dans l'espace et dans
le temps du "centre" de "la" civilisation
occidentale, plus on se heurte au problème de l'absence
de documents écrits. Aussi, la trace des compositrices
est-elle particulièrement difficile à suivre
dans les civilisations du passé, chez les peuples
de culture de tradition orale et dans les pays extra-européens.
Mais dans les pays occidentaux aussi, la documentation compulsée
à ce sujet fait allusion à la dispersion et
à la rareté des sources, aux hésitations
sur les identités (pseudonymes, noms de famille non
mentionnés de peur de la réprobation), aux
confusions d'attribution (édition sous le nom d'un
conjoint ou autre), aux difficultés de datation.
Ce qui explique certains trous noirs.
Absences qui se vérifient dans les collections pourtant
riches de la médiathèque. Ce mémoire
tente d'en apporter la preuve. Le tableau signale des compositrices
en Europe à partir du XIe siècle, uniquement
en Allemagne. Ensuite, vient un trou noir entre la seconde
moitié du XIIIe siècle et le XIVe
siècle. La période située entre les
XVIe et XVIIIe siècles ne fait
mention que d'un petit nombre de compositrices.
Force est de constater qu'aucun pays ne présente
de compositrices pour chaque siècle. Par exemple,
on ne découvre aucun nom en Grande-Bretagne avant
le XVIe, aucun en Belgique avant le XVe
et aux XVIIe et XVIIIe, aucun en Italie
avant le XVIe siècle à partir duquel,
avec l'Autriche, elle est bien représentée
jusqu'au XIXe, ni en Allemagne entre les XIe
et XVIIIe siècles. La France compte des
compositrices pour chaque siècle à dater du
XIIe siècle, sauf pour les XIVe,
XVe et XVIe siècles.
En d'autres termes, la présence de femmes là
ou ailleurs, illustre divers grands courants innovateurs
de l'histoire de la musique : de la naissance et de l'engouement
pour l'opéra en Italie aux XVIe, XVIIe
et XVIIIe siècles avec l'apparition de
nombreux foyers artistiques dans ses grandes villes en passant
par l'âge d'or du Romantisme en Allemagne et en Pologne
et le déplacement de l'événement artistique
des cours princières aux salons bourgeois jusqu'aux
laboratoires de recherche contemporaine en musique électroacoustique.
À la lumière de ce travail, il est possible
de faire part d'une constante au niveau de la production
des oeuvres féminines et de l'intérêt
que leur accordent les éditeurs de disques. Dans
un monde où la distribution des marques de disques
change constamment, il apparaît tout de même
statistiquement que les compositrices sont le plus souvent
distribuées par de petits éditeurs. La musique
classique constitue, au départ, un secteur peu exploité
par les grandes multinationales de disques, on ne peut donc
s'étonner du peu d'attention qu'elles semblent accorder
aux femmes. On constate l'absence quasi totale d'EMI et
la présence très clairsemée de Philips
et de Deutsche Grammophon.
Il semblerait que les petites marques, impuissantes à
concurrencer les multinationales, s'aventurent peu sur le
terrain des grandes oeuvres composées par les grands
noms de la musique, à l'exemple des symphonies de
Beethoven,... Par contre, elles se lancent plus volontiers
dans un tout autre créneau, celui de la promotion
d'oeuvres "marginales", non pas au sens péjoratif
du terme. Elles visent à proposer un répertoire
différent et essayent par là d'atteindre un
autre public.
À ce niveau, la Médiathèque joue un
rôle culturel capital. Elle présente l'avantage
d'acquérir des oeuvres tous azimuts et de conserver
et proposer des disques intéressants ou introuvables
dans le commerce. Soit qu'ils aient une valeur d'archives
soit qu'ils présentent un intérêt au
point de vue musicologique. On y trouve, par exemple, l'oeuvre
complète de Jacqueline Fontyn qui ne figure pas au
rang des succès commerciaux mais qui sort des sentiers
battus.
Le fait que les petites marques de disques, s'intéressent
aux compositrices, à l'image de CPO qui a proposé
dans son catalogue notamment de nombreux lieder de Fanny
Mendelssohn ou comme une marque nationale qui va favoriser
une production nationale, ne signifie pas pour autant qu'elles
tombent dans un féminisme facile. Mais, elles prennent
le risque d'éditer l'oeuvre d'un nouveau compositeur,
ou d'un artiste moins connu, susceptible de percer sur le
marché, qu'il soit homme ou femme.
Là où le choix des éditeurs repose
sur des impératifs économiques, l'interprète
effectue une démarche plus intellectuelle. Proposant
un répertoire, il joue un rôle capital dans
la mise en valeur de tel ou tel compositeur. De nombreux
enregistrements ne doivent leur succès qu'à
l'interprétation. De ce fait, on constate actuellement
dans l'ensemble du monde éditorial (mais aussi dans
les programmes de concert de musique contemporaine où
sur cinq compositeurs annoncés, il y aura bien une
femme), une tendance à les placer en avant.
À la même enseigne que Gyorgy Ligeti, les
oeuvres de Sofia Goubaïdulina ou celles de Kaija Saariaho,
sont interprétées en concert par des artistes
de premier plan.
Progressivement, les compositrices vont se retrouver sur
les grandes marques. Ainsi, Sofia Goubaïdulina interprétée
par Guidon Kremer, figure en bonne place dans le catalogue
de la firme Deutsche Grammophon.
Le point de convergence qui relie toutes ces femmes entre
elles, reste évidemment le milieu musical dans lequel
elles sont nées. À une ou deux exceptions
près, elles ont toutes été initiées
à la musique par un père ou une mère,
le plus souvent professeurs de musique. Ou encore, ont-elles
grandi dans un milieu favorable à la présence
de grands musiciens : les cours, les institutions religieuses
pour jeunes filles, les salons, les cercles privés.
Cette opportunité a valu pour certaines de se découvrir
un talent pour la composition, de prendre des cours, parfois
malgré la réprobation familiale ou sociale,
de recevoir des conseils, des avis sur leur création
ou encore espérer la promotion de leurs oeuvres en
public.
Pratiquement toutes passent pour des virtuoses, en général
du piano. Elles se lancent souvent dans la composition souvent
en autodidactes alors qu' elles n'ont pas accès pour
diverses raisons à l'enseignement ou qu'elles se
décident à consigner les pièces qu'elles
ont improvisées.
Toutes connaissent une notoriété mondiale
grâce au fait qu'elles peuvent faire valoir l'enseignement
reçu de grands maîtres, en raison des titres
et diplômes obtenus dans les conservatoires ou universités
réputées, au travers de leurs oeuvres primées
dans des concours internationaux, par le fait des nombreuses
bourses et subsides qu'elles sont parvenues à décrocher.
Il faut ajouter à cela que leurs oeuvres sont éditées,
jouées, diffusées dans le monde entier.
Contrairement à l'idée reçue, elles
se sont lancées dans la création de grandes
formes que ce soit l'opéra, la messe, la comédie
musicale ou l'oeuvre pour orchestre et ce, à toutes
les époques.
Enfin, elles sont réputées dans le monde
de la musique non seulement comme compositrices, mais comme
interprètes (présentes dans le répertoire),
chefs d'orchestres, professeurs, éditrices de revues
musicales ou de disques, journalistes, présidentes
d'associations, organisatrices de festivals, de congrès...
Un dernier mot pour signaler, ô suprême bonheur,
qu'une femme surgie du fond du Moyen Âge, Hildegard
von Bingen, cartonne au hit-parade des disques les plus
empruntés à la Médiathèque avec
quatre titres. Ses visions extatiques rejoignent la tendance
de cette décennie pour une musique à caractère
mystique qui inonde le marché dans tous les sens.
Voilà, j'espère que vous aurez pris du plaisir
à lire ce dossier autant que moi à préparer
le sujet, à naviguer dans l'histoire de notre civilisation
et à découvrir des richesses insoupçonnées
de la création musicale.
Pascale François